Alexis de Tocqueville et la Louisiane en 1832
par Corbo, Claude
Le périple qu’Alexis de Tocqueville (1805-1859) a effectué aux États-Unis en 1831-1832 en compagnie d’un collègue magistrat, Gustave de Beaumont, avait comme but officiel d’étudier le système pénitentiaire. En fin de compte, il a surtout permis à Tocqueville de comprendre le phénomène de la démocratie et de son irrésistible avènement. Ce périple a en outre permis aux deux voyageurs de prendre contact avec des manifestations de la colonisation française en Amérique du Nord et avec des communautés francophones ayant survécu à la fin de la présence politique et militaire de la France sur le continent. Ainsi, Tocqueville et Beaumont ont séjourné au Bas-Canada à la fin de l’été 1831 et, du 1er au 3 janvier 1832, en Louisiane, plus spécifiquement à La Nouvelle-Orléans. Les observations réalisées lors de cette dernière visite constituent comme un contrepoint aux observations faites au Bas-Canada.
Article available in English : Alexis de Tocqueville in Louisiana in 1832
La Louisiane en 1832
La Louisiane est, depuis le 30 avril 1812, le dix-huitième État des États-Unis. Cet État n’est qu’une partie de l’immense territoire acheté par la république américaine, à l’initiative du président Thomas Jefferson, à l’empereur Napoléon Bonaparte en 1803. Cet achat d’un territoire alors exploré et revendiqué par la France, mais faiblement occupé par elle, assurait aux États-Unis le contrôle de l’hinterland nord-américain, depuis le Mississippi jusqu’aux pieds des Rocheuses. Les États-Unis auraient ensuite la capacité d’accomplir leur destin continental en s’appropriant tout le territoire situé à l’ouest du Mississippi, jusqu’à l’océan Pacifique. Au début des années 1830, La Nouvelle-Orléans, principal port maritime de ce territoire, apparaît comme une ville fort active sur le plan économique. C’est, note Tocqueville, « une forêt de vaisseaux »; en 1828, apprend-il, ce port avait accueilli « près de 1 000 vaisseaux à voile et 770 vaisseaux à vapeur »(NOTE 1).
Regards sur la Louisiane
Deux entretiens réalisés lors du séjour de Tocqueville à La Nouvelle-Orléans ont laissé des traces dans ses carnets, bien qu’ils n’aient pas donné lieu à des écrits analytiques. Le premier lui permet de faire la connaissance d’un avocat réputé et fortuné, ancien procureur général de l’État de Louisiane, Étienne Mazureau (1777-1849). Ce Français d’origine est arrivé aux États-Unis en 1803. L’autre entretien se déroule avec le consul de France, un certain Guillemin. Les échanges avec ces personnages et les propres observations de Tocqueville lui permettent de noter tantôt des traits communs entre le Bas-Canada et la Louisiane, tantôt des caractéristiques qui les démarquent.
Il y a des ressemblances frappantes entre ces deux rejetons de l’entreprise coloniale française en Amérique. Dans l’un et l’autre cas, l’ère de la colonisation française s’éloigne rapidement et leur incorporation à un cadre politique différent est définitive. L’une et l’autre ancienne colonie conservent des éléments importants de leurs origines, dont la langue et le droit civil. De plus, dès son arrivée, Tocqueville constate une situation déjà observée à Québec et à Montréal, c’est-à-dire la prédominance de l’anglais dans l’affichage commercial : « Air général français et cependant affiches, annonces commerciales généralement en anglais(NOTE 2). » Tocqueville s’explique cette situation ainsi : « Monde industriel et commercial américain » (c’est lui-même qui souligne). Selon le consul Guillemin, dont Tocqueville retient les propos, il y a aussi un fort attachement à ce qui est français : « Ce pays, nous disait-il, est encore essentiellement français d’idées, de mœurs, d’opinions, d’usages, de modes. On se modèle ostensiblement sur la France(NOTE 3). » En ce qui concerne la vie économique, la situation des francophones de la Louisiane présente des ressemblances avec celle de leurs cousins du Bas-Canada, toujours selon le consul. D’une part, les terres appartiennent à la population francophone, mais le « haut commerce » est entre les mains des Américains. D’autre part, « les Français de la Louisiane ne sont pas entreprenants en affaires, ils n’aiment point à risquer l’acquis pour le douteux, ils craignent le déshonneur d’une faillite » alors que « les Américains […] sont dévorés du désir des richesses(NOTE 4) ».
Ces ressemblances ne doivent pourtant pas occulter les différences très considérables qui existent entre ces deux ex-colonies françaises. À La Nouvelle-Orléans, la population est très diversifiée, ce qui se manifeste de multiples façons, selon Tocqueville qui note : « Architecture espagnole : toits plats; anglaise : brique, petites portes; française : massives portes cochères. Population aussi mêlée. Figures de toutes les nuances de couleur. Langage français, anglais, espagnol, créole(NOTE 5). » La présence de l’esclavage et d’une importante population noire retient beaucoup l’attention de Tocqueville qui s’interroge sur la condition de cette dernière. La question des mélanges de « races » l’intrigue aussi dans une ville où les mœurs apparaissent fort libérales(NOTE 6).
D’autres différences démarquent la Louisiane du Bas-Canada, par exemple la situation de la religion. L’emprise de l’Église catholique apparaît ici moins forte. On vit en Louisiane dans le contexte de séparation de l’État et de l’Église imposé par la constitution américaine. Selon le consul Guillemin, « il n’y a aucune animosité politique ni d’aucun genre contre les ministres du culte catholique qui de leur côté ne s’immiscent jamais dans les affaires(NOTE 7) ». Sur le plan politique, l’avocat Mazureau explique que la Louisiane a progressivement et rapidement obtenu le pouvoir de se gouverner elle-même, en tant qu’État. Le Congrès américain, dit-il, « nous a d’abord gouvernés d’une manière presque aussi absolue que nos anciens gouverneurs. Ensuite, il nous a donné la législation des territoires. Il nous a enfin mis dans l’Union comme État indépendant(NOTE 8) ». À la même époque, au Bas-Canada, l’assemblée élue est en conflit ouvert avec le gouverneur, particulièrement pour le contrôle du budget de la colonie. Par ailleurs, l’esprit d’égalité qui caractérise la démocratie américaine pénètre et façonne les rapports entre les groupes présents à La Nouvelle-Orléans; leurs membres sont citoyens d’une même république; les différences entre groupes ne sont pas cause de conflits. Le consul Guillemin résume les choses de façon claire sur une autre caractéristique majeure qui démarque la Louisiane du Bas-Canada : « Les Français ne sont point ici comme au Canada un peuple vaincu. Ils vivent au contraire sur le pied d’une égalité réelle et complète. Il se contracte sans cesse des unions entre eux et les Américains(NOTE 9). »
Deux destins sur une même toile de fond
Plus court encore que le passage au Bas-Canada, le séjour de Tocqueville à La Nouvelle-Orléans a aussi laissé moins de traces écrites. Celles-ci consistent pour l’essentiel dans les transcriptions des conversations que Tocqueville a eues avec Mazureau et Guillemin, dont les propos mettent en lumière les ressemblances et les différences les plus significatives entre les deux anciennes colonies nord-américaines de la France. À la différence de sa visite au Bas-Canada, celle qu'il effectue à La Nouvelle-Orléans ne donne lieu à aucune synthèse des observations et des conversations.
Par delà les aspects évoqués, Tocqueville s’interroge sur des questions plus fondamentales, soit les contraintes majeures pesant sur les communautés francophones d’Amérique du Nord. Certains propos du consul Guillemin portent sur un thème qui reviendra dans les écrits de Tocqueville, soit la faiblesse de l’effort colonisateur français. La Louisiane l’illustre bien selon le consul, qui confie à Tocqueville : « on aurait pu du moins […] y donner assez de soin pour y créer un peuple français qui se serait ensuite maintenu par lui-même. Nous sommes bien faibles maintenant pour nous maintenir contre la pression des populations américaines(NOTE 10) ». Il est intéressant d’observer que Tocqueville ne fait pas allusion à la partie de la population francophone de la Louisiane qui se compose de descendants des Acadiens déportés en 1755, ceux qu’on appelle aujourd’hui les Cajuns.
Le regard porté par Tocqueville sur la Louisiane, aussi furtif soit-il, réaffirme une vérité fondamentale déjà mise en lumière par son analyse de la situation du Bas-Canada, c’est-à-dire la précarité permanente du destin des francophonies d’Amérique. Car, comme il l’écrit, quelques années après son passage à La Nouvelle-Orléans, dans son chef-d’œuvre De la démocratie en Amérique, « il n’y a plus, à vrai dire, que deux races rivales qui se partagent aujourd’hui le Nouveau Monde, les Espagnols et les Anglais(NOTE 11) ». Tocqueville nous rappelle qu’en Louisiane comme au Bas-Canada, la présence francophone est un défi permanent à l’histoire.
Claude Corbo
Département de science politique
Université du Québec à Montréal
NOTES
1. Alexis de Tocqueville, Œuvres, éd. publiée sous la dir. d'André Jardin, Paris, Gallimard, t. I, 1991, p. 181.
2. Ibid., p. 180.
3. Ibid., p. 119.
4. Ibid., p. 120.
5. Ibid., p. 180.
6. « Les femmes de couleur dévouées en quelque sorte par la loi au concubinage. Relâchement incroyable dans les mœurs » (ibid.).
7. Ibid., p. 121.
8. Ibid., p. 117.
9. Ibid., p. 120.
10. Ibid.
11. Ibid., t. II, 1992, p. 475.
BIBLIOGRAPHIE
1) Œuvres d'Alexis de Tocqueville
Œuvres complètes : œuvres, papiers et correspondances, éd. définitive publiée sous la dir. de J. P. Mayer, Paris, Gallimard, 1951-2002, 18 t. en 30 vol.
Œuvres, éd. publiée sous la dir. d'André Jardin, Paris, Gallimard, 1991- , 3 t. parus.
Lettres choisies. Souvenirs, 1814-1859, Paris, Gallimard, 2003, 1419 p.
• Il existe entre autres plusieurs éditions de poche de la Démocratie en Amérique.
2) Écrits de Tocqueville sur la Louisiane
Regards sur le Bas-Canada, choix de textes et présentation de Claude Corbo, Montréal, Typo, 2003, 326 p. Voir p. 213-228.
• L’essentiel des notes de Tocqueville sur la Louisiane se trouve aussi reproduit (en anglais) dans l’ouvrage de George Wilson Pierson, Tocqueville and Beaumont in America, New York, Oxford University Press, 1938, 852 p., et aussi dans la version abrégée de cet ouvrage préparée, avec l’accord de l’auteur, par Dudley C. Lunt, Tocqueville in America, Garden City (N. Y.), Doubleday, 1959, 506 p. Voir p. 392-401.
Documents complémentairesCertains documents complémentaires nécessitent un plugiciel pour être consultés
Audio
- L’arbre est dans ses feuilles Interprète : Zachary Richard. Auteur/Compositeur : Zachary Richard. Album : Travailler c’est trop dur / Anthologie 1976-1999, 1978.
- Travailler c’est trop dur Interprète : Zachary Richard. Auteur/Compositeur : Zachary Richard. Album : Travailler c’est trop dur / Anthologie 1976/1999, 1980.